Petites valves, grands succès
Thomas Pilgrim travaille depuis plus de dix ans sur les valvulopathies. En Suisse, il s’agit d’une médecine de pointe, mais dans les pays pauvres, il suffirait de moyens beaucoup plus simples pour éviter des valvulopathies graves. Pour ses vastes travaux de recherche, il reçoit le Prix de la recherche 2021 de la Fondation Suisse de Cardiologie.
La salle d’opération hybride de l’Hôpital de l’Île à Berne est le domaine d’intervention quotidien du professeur Thomas Pilgrim, une salle d’une haute technicité, dans laquelle on peut pratiquer des interventions par cathéter, mais aussi de plus grosses opérations. Elle symbolise bien l’évolution qu’a connu la médecine cardiaque ces dernières années. Hybride signifie mélange, croisement.
De plus en plus d’interventions réalisées sur le cœur ont lieu en étroite coopération entre la cardiologie et la chirurgie cardiaque et se font par des techniques mini-invasives, c’est-à-dire en passant par de petites incisions, à l’aide d’un cathéter et avec le soutien de processus d’imagerie. Ces techniques ouvrent des possibilités de traitement entièrement nouvelles. C’est ce qui fascine Thomas Pilgrim, 43 ans, cardiologue et spécialiste des valves cardiaques. «Nous vivons actuellement une transformation fondamentale», affirme-t-il.
L'inimaginable devient réalité
Lorsque Thomas Pilgrim a achevé ses études de médecine, ce qu’il fait aujourd’hui de routine n’existait pas encore. Remplacer une valve cardiaque était réservé aux chirurgien-ne-s cardiaques. En effet, l’implantation d’une valve cardiaque nécessitait une opération complexe: anesthésie générale, ouverture du sternum, machine cœur-poumons, opération à cœur ouvert pour enlever la valve malade et implanter la nouvelle. On ne pouvait pas soumettre tout-e patient-e malade, et surtout âgé-e, à une intervention aussi lourde. Une valve aortique rétrécie (sténose aortique), la valvulopathie la plus fréquente nécessitant un traitement, limitait dans le pire des cas l’espérance de vie des personnes touchées à quelques années.
En 2002, le cardiologue français Alain Cribier réussit un coup de maître: il développa un processus moins lourd, que l’on connaissait déjà pour le traitement de l’infarctus du myocarde. Il s’agissait de transporter la valve aortique repliée à l’aide d’un cathéter, par les vaisseaux sanguins pour l’implanter dans le cœur, un peu comme on le faisait avec un stent en cas d’infarctus du myocarde.
Normalement, la personne concernée n’a besoin pour cette intervention que d’une anesthésie locale et d’une ponction dans l’artère de l’aine. À partir de là, on pousse le cathéter muni de la valve jusqu’au cœur. La valve est positionnée et libérée à la place de la valve cardiaque naturelle. En quelques secondes, elle appuie ainsi la valve malade contre la paroi du vaisseau sanguin et se fixe solidement à sa place dans le cœur.
Le/la patient-e n’a besoin de rester à l’hôpital que quelques jours. Ce qui semblait tout d’abord inimaginable fut réalisé cinq ans après pour la première fois en Suisse à l’Hôpital de l’Île à Berne. Thomas Pilgrim était assistant lors de ces interventions et réalisa sa première implantation valvulaire aortique par cathéter (TAVI) en 2010. «Une implantation valvulaire par cathéter était une nouveauté, c’était donc toujours une grande émotion», se rappelle-t-il.
Une médecine de pointe, mais pas partout
À l’époque, l’intervention durait encore deux heures et impliquait un plus grand risque de complications qu’aujourd’hui, car l’imagerie n’était pas aussi précise et les cathéters étaient plus gros, plus raides et moins mobiles que ceux que l’on utilise actuellement. Une TAVI ne dure maintenant plus que 40 minutes et est devenue une intervention de routine. En revanche, la préparation est beaucoup plus complexe et précise: on discute le meilleur moment pour l’intervention, le modèle qu’il convient d’utiliser et la manière de réduire les complications. La méthode progresse, mais comme pour toute intervention, il reste un petit risque: la valve peut mal se positionner, ne pas être complètement étanche, ou porter atteinte au système de conduction des impulsions, de sorte que la personne aura besoin d’un stimulateur cardiaque. Dans certains cas rares, l’intervention peut déclencher une attaque cérébrale.
Pour examiner systématiquement la sécurité et l’efficacité des valves cardiaques actuelles, Thomas Pilgrim a comparé, dans le cadre d’une étude randomisée, deux systèmes valvulaires entièrement différents: dans l’un des systèmes, un ballonnet est gonflé afin de forcer la valve aortique naturelle à s’ouvrir pour implanter la nouvelle. Dans l’autre, la valve cardiaque implantée se déploie d’ellemême au moment où la gaine est retirée. Avec son équipe, il a pu montrer que, dans le groupe de patient-e-s observé-e-s, le système qui se déploie de lui-même ne donnait pas d’aussi bons résultats que le système libéré par un ballonnet.
«Ces dix dernières années, l’évolution est extraordinaire», dit Thomas Pilgrim, «les données montrent que la TAVI est équivalente à la chirurgie valvulaire à cœur ouvert pour ce qui est du risque de décès ou d’attaque cérébrale.» Entre-temps, on ne réserve plus l’implantation par cathéter aux patient-e-s à risque. Le nombre de TAVI a même dépassé celui des opérations. Les succès ont eu un effet «d’appel d’air» sur d’autres interventions. On peut aujourd’hui traiter aussi d’autres valves cardiaques par voie mini-invasive.
Bref, dans notre pays, la médecine cardiaque atteint aujourd’hui un très haut niveau. Mais il ne faut pas oublier qu’il s’agit d’une médecine de pointe qui bénéficie surtout à la population âgée des pays riches. Dans de grandes parties du monde, le problème n'est pas l’usure des valves cardiaques liée à l’âge, ce sont au contraire surtout les enfants et les jeunes adultes qui sont touchés par une valvulopathie.
Des injections de pénicilline pour stopper la maladie
Thomas Pilgrim va au moins une fois par an au Népal. Loin de la salle d’opération hybride à Berne, il va à la rencontre d’un monde et de patientes entièrement différent-e-s. Au Népal, un enfant sur cent est victime d’une valvulopathie d’origine rhumatoïde, une maladie insidieuse qui a fort heureusement quasiment disparu chez nous.
Tout commence par une angine bactérienne sans gravité, qui se calme, mais peut aussi se transformer en fièvre rhumatoïde aiguë. Une réaction inflammatoire se produit dans le jeune organisme et fait fausse route, s’attaquant aux valves cardiaques. À moins de stopper cette réaction, des lésions durables peuvent en découler chez les patient-e-s encore très jeunes. Les valves cardiaques perdent leur étanchéité ou rétrécissent, ce qui, en l’absence de traitement, entraîne à long terme une insuffisance cardiaque, une attaque cérébrale et finalement la mort. Or, on pourrait soigner cette maladie assez facilement et à peu de frais, comme Thomas Pilgrim l’a montré dans une vaste étude menée dans des écoles népalaises. Si l’on examine les enfants par échographie pour détecter cette valvulopathie à un stade précoce, on peut administrer des injections mensuelles de pénicilline pour stopper la progression de la maladie, voire la faire partiellement reculer.
«À l’échelle mondiale, des moyens simples permettraient d’éviter jusqu’à deux tiers des décès dus à des valvulopathies», résume Thomas Pilgrim. Dans la plupart des pays, les avantages d’une opération à cœur ouvert ou d’une intervention par cathéter sur les valves cardiaques sont une question qui ne se pose même pas. Pour son engagement dans la recherche en cardiologie, Thomas Pilgrim reçoit le Prix de la recherche 2021 de la Fondation Suisse de Cardiologie.